Les grands philosophes et la vérité

Dans le domaine de la philosophie politique, la notion de vérité est d'une importance capitale. Explorez comment cette quête de vérité façonne notre compréhension du réel et nos actions politiques dans le monde d'aujourd'hui.

Nous allons débuter notre réflexion par une incursion dans le domaine de la philosophie politique en revisitant certains auteurs classiques et modernes saillants. Il va sans dire que nous ne pouvons retenir tous les philosophes ayant réfléchi à la question générale qui nous intéresse ici. Comme le titre de cette section l'indique bien, nous nous intéresserons à un certain nombre d'entre eux ayant contribué de façon significative et originale à cette recherche centrale et récurrente au coeur de la pensée occidentale, soit la quête de la vérité dans son application au domaine de la Cité, de l'action collective et du pouvoir. Nous sommes conscients que notre choix d'auteurs est loin d'être exhaustif pour les époques classiques, modernes, XX et XXI ièmes siècles, avec un aperçu du courant post-moderne qui a eu des répercussions importantes sur notre objet d’étude. Au coeur de notre questionnement, la nature de la vérité prendra une place centrale et nous avons sélectionné les auteurs qui représentent des idéaux-types en cette matière.
Est-elle une donnée objective à découvrir, une norme idéale à atteindre, une construction dépendante des conventions ou bien un instrument au service du pouvoir? On peut déjà déceler dans ce questionnement un paradoxe que l'on tentera de résoudre avec l'aide de nos auteurs: existe-t-il ou non un choc irréconciliable entre la vérité, souvent associée à l'objectivité et à l'universalité, et le monde de la politique, soumis à la contingence, aux rapports de force, à la pluralité des opinions et aux exigences de l'action dans un monde imparfait? Nous allons maintenant voir si l'on peut tenter de résoudre ce paradoxe avec l'aide des penseurs plus anciens que nous avons retenus pour les fins de cette analyse.

Par ailleurs, nous sommes bien conscients que l’exercice que nous amorçons ici est limitatif car il tient peu compte du contexte politique dans lequel ont réfléchi ces philosophes. Par exemple, le fonctionnement de la politie dans les cités grecques doit être distingué de celui qui sera mise en place sous l’empire romain, notamment si l’on tient compte de la liberté, de la citoyenneté et de la participation à la pratique du gouvernement. Bien entendu, les différents contextes politiques auront une influence sur les conceptions de la vérité qui seront développées par divers penseurs, mais faute d’espace, nous nous contenterons ici de synthétiser leur pensée en gardant à l’esprit qu’ils sont le produit de leur environnement politico-social et de leur époque.

 

La vérité selon Platon: la Théorie des Formes

Depuis Platon et Socrate, la vérité est au cœur de la pensée philosophique en politique. Découvrez son rôle essentiel dans la fondation de notre pensée politique.

Comme l’affirme Ryan dans son histoire de la pensée politique en Occident [1], presque tous les exposés en ce champ d’études commencent avec Platon. Nous allons traiter le cas de Socrate dans une autre publication. Nous avons donc suivi cette voie et débutons notre étude de la vérité en politique avec la pensée de ce important philosophe grec qu'est Platon. Comme Ryan le souligne, ceci n’en constitue pas moins un paradoxe car la pensée politique de Platon peut être qualifiée « d’anti-politique » comme nous allons le constater dans ce texte.

Nous allons nous concentrer ici sur ses oeuvres La République et Les Lois, afin de mieux cerner sa conception de la vérité en politique. La pensée politique de Platon peut être perçue comme « anti-politique » car elle propose un modèle de cité idéale qui semble incompatible avec les réalités politiques de son temps. Sa critique de la démocratie, son idéal du philosophe-roi et sa priorité accordée à la justice et à la vertu le conduisent à un profond scepticisme face à une grande partie de la pratique politique de son époque.

Cependant, il est important de noter que Platon n'était pas totalement étranger à la politique dans son fonctionnement effectif. Il a tenté d'influencer les dirigeants de Syracuse et a écrit « Les Lois », un dialogue plus pragmatique sur la manière de gouverner une cité réelle. Ainsi, sa pensée politique peut être vue comme une tentative de réformer la politique plutôt que de la rejeter complètement. Voyons maintenant les grandes lignes de sa philosophie et comment il aborde la question de la vérité et de la vérité en politique, en particulier.

Platon met en contraste deux mondes bien distincts dans son approche de la réalité et de la connaissance que l’on appelle Théorie des Formes. La conception de la vérité politique chez Platon est inextricablement liée à sa Théorie, et ce lien façonne à son tour sa vision de la société idéale gouvernée par le philosophe-roi.

Il y a d’abord le monde que nous voyons et touchons, mais que Platon considérait comme une sorte d'illusion, une ombre de quelque chose de plus réel. Et puis il y a, selon lui, le monde des Idées ou des Formes, une réalité immuable dont la connaissance ne saurait être découverte dans le monde sensible, changeant et trompeur.[2]

La Forme de la Justice, la Forme du Bien, la Forme de la Beauté existent en soi, indépendamment des perceptions de nos sens. Elles résident dans un ordre supérieur que le sage peut acquérir par la contemplation des Idées. La vérité politique consiste donc en la connaissance de ces Formes, et plus particulièrement de la Forme suprême du Bien, qui illumine toutes les autres et dont découle la véritable justice.

Seuls ceux qui ont accompli cette ascension vers la vérité du monde des Formes sont aptes à gouverner la Cité. Ayant contemplé la Forme du Bien et de la Justice, ils possèdent la connaissance nécessaire pour organiser la société de manière juste, selon le bien commun.

De même, il pensait que les décisions politiques devraient être fondées sur la raison et la connaissance plutôt que sur les émotions ou les opinions changeantes ou pire, sur l'ignorance, qui représente selon lui le plus grand mal des sociétés lorsqu’elle porte sur les choses fondamentales.

Présentée au livre VII de La République, l'allégorie de la caverne de Platon illustre le parcours de l'âme philosophique, qui s'efforce de dépasser les illusions sensorielles pour atteindre la vérité.

Cette tension dans la pensée politique de Platon est riche d’enseignement pour tous ceux qui lui succèderont en philosophie: d'un côté, il affirme l'existence d'une vérité suprême comme idéal, mais de l'autre, il reconnait des obstacles concrets – l'ignorance, les passions humaines, la résistance du monde sensible à la véritable connaissance – qui entravent sa pleine réalisation dans le monde politique. C’est en ce sens que certains commentateurs peuvent le qualifier d’anti-politique. Cette tension préfigure les débats ultérieurs -notamment contemporains- sur l'écart récurrent entre l'idéal normatif de la vérité et sa réalité effective en politique.

 

[1]

[2] « Au cœur du platonisme réside la conviction que l'univers visible et physique n'est pas la réalité suprême. Ce qui est véritablement réel, ce sont les Formes : des réalités invisibles et spirituelles qui n'existent ni dans l'espace ni dans le temps et sont totalement immuables. On dit que certains objets du monde physique imitent ou « participent » aux Formes, et que celles-ci les expliquent d'une certaine manière et rendre possible les caractéristiques des objets perceptibles aux sens ».

 

(Extrait de « Une histoire de la philosophie occidentale : des présocratiques au postmodernisme » de C. Stephen Evans, p.55). (notre traduction).

Une approche empirique de la vérité chez Aristote

Voyons maintenant comment le célèbre disciple de Platon, Aristote (384-322 av. J.-C.), dont les écrits ont influencé de façon durable la pensée occidentale jusqu’à aujourd’hui, a abordé la question de la vérité en politique.

La conception aristotélicienne de la vérité en politique est profondément enracinée dans son éthique et sa vision de la Cité. Même s'il n’a pas utilisé l'expression "vérité politique" dans ses écrits et en particulier dans son oeuvre La Politique, on peut inférer un certain nombre de déductions à partir de sa théorie de la connaissance. [1]

D’entrée de jeu, on peut affirmer que la vérité en politique est étroitement liée chez Aristote à la recherche de la justice, à l'exercice de la vertu et à l'utilisation de la raison et du discours pour parvenir à des décisions éclairées.

Pour le Stagirite, la politique n'est pas une science théorique pure, mais une science pratique qui ne rejette pas l’observation empirique comme chez son maître Platon. Il n’adhère donc pas à la séparation platonicienne étanche entre le monde des Formes et le monde sensible. Aristote n’accepte pas l’idée de Platon selon laquelle toute la connaissance sert les mêmes buts, car en éthique et en politique, l’être humain cherche la vérité pour savoir comment se comporter. « Ce sont des disciplines pratiques », comme le souligne Ryan (page 78).

Aristote, élève de Platon, adopte une approche plus empirique et réaliste. Il étudie les différentes formes de justice existantes dans les cités, cherchant à définir la meilleure forme possible. Il distingue plusieurs types de justice :

  • La justice distributive, qui concerne la répartition équitable des biens et des honneurs en fonction du mérite de chacun
  • La justice corrective, qui vise à rétablir l'équilibre en cas de tort ou de dommage.

 

Aristote accorde une importance capitale à la loi, qu'il considère comme un instrument essentiel de la justice. Il reconnaît cependant que la loi peut parfois être imparfaite, et il introduit la notion d'équité pour corriger ses lacunes.

Pour Aristote, la justice est avant tout une vertu sociale, qui se manifeste dans les relations entre les citoyens. Elle implique le respect de l'égalité et de la réciprocité. La justice permet la cohésion sociale en organisant les échanges.

La conception aristotélicienne de l'homme comme "animal politique" (zôon politikon) a des implications profondes sur sa vision de la vérité en politique. Aristote considère que l'homme atteint son plein potentiel dans la polis, la cité-État. C'est dans ce cadre que se développent le langage et la raison, outils indispensables à la recherche de la vérité.

La vérité politique n'est donc pas une donnée absolue, mais un processus en construction, résultant de la délibération collective. Le dialogue et la discussion entre citoyens sont essentiels pour confronter les opinions, examiner les arguments et parvenir à des décisions éclairées, de façon juste. La politique, pour être juste, est toujours relative au bien commun. Les décisions politiques doivent être prises dans l'intérêt de l'ensemble de la cité, et non dans celui d'individus ou de groupes particuliers.

C'est le concept de phrônesis que l’on peut traduire par prudence ou sagesse pratique qui permet d'identifier quelle est la vertu intellectuelle nécessaire pour l'action politique, concept que l'on peut assimiler à la prudence ou à la sagesse pratique. La notion de phronesis est principalement développée par Aristote dans son œuvre majeure sur l'éthique : l'Éthique à Nicomaque, dans le livre VI.

La phrônesis fait le lien entre la rationalité nécessaire à la délibération politique et la disposition vertueuse du caractère, qui seule permet d'agir en politique selon la vérité.
Aristote met l'accent sur l'observation empirique, la logique et la classification pour découvrir les essences inhérentes aux choses du monde. Ainsi, pour lui, la vérité est relative au monde sensible. Il se distingue en cela de son maître Platon pour qui la vérité n’est pas dans les choses elles-mêmes mais dans le monde des Formes.

La vérité n'est donc pas une vérité absolue et hors du monde, mais une vérité pratique et changeante, qui se manifeste dans l'action et dans les décisions éthiques concrètes.  La recherche de la vérité implique en ce sens une prise en compte du contexte, des circonstances et des particularités de chaque situation.

On peut en déduire que la vérité en politique, selon Aristote, est une vérité pratique, qui se construit dans l'action, la délibération et la recherche de la justice et du bien commun. Elle est étroitement liée à la vertu des citoyens et des gouvernants au moyen de la phrônesis, et elle se manifeste dans des lois justes et équitables.

Bien qu'Aristote ne soit pas un "relativiste" au sens moderne du terme, cet aspect de sa philosophie ouvre la voie à une interprétation plus nuancée et moins idéaliste de la morale et de la vérité en politique. Son réalisme tranche avec l’idéalisme de son maître Platon et son héritage sera déterminant en termes de conception de la vérité en politique, même chez les auteurs modernes.

 

[1] Pour les fins réduites de ce blog, nous avons dû omettre certaines des idées controversées d’Aristote comme ses vues sur l’esclavage et sa vision des femmes, des idées qui viennent ternir le statut du philosophe comme penseur intemporel.

Cicéron, une vision optimiste de la vérité

Nous allons maintenant nous tourner vers un penseur marquant du monde romain, avocat et philosophe, Cicéron (106-43 av. J.-C), qui met de l'avant une approche épistémologique médiane en matière de vérité et de vérité politique en particulier.

Cicéron est considéré comme l’un des plus grands auteurs latins classiques, s’imposant tant par son style que par la grandeur morale de ses réflexions. Il s’est distingué par une imposante production qui se décline dans une variété de discours juridiques et politiques, traités de rhétorique, traités philosophiques, correspondance. Il s’agit en l’occurence d’une référence incontournable pour la connaissance de l'histoire de la dernière période la République romaine.

Pour Cicéron, la certitude absolue n'est pas accessible à l'esprit humain, d'où la nécessité de se confiner au probable et au vraisemblable dans la conduite des affaires humaines et politiques. Toutefois, il reconnaît l'existence d'une loi naturelle: il l'identifie à la droite raison, présente en tous les hommes, éternelle, d'origine divine. D'où découle des devoirs fondamentaux comme le respect d'autrui, la fidélité à la parole donnée, la contribution à  l'utilité commune et l'interdiction de nuire.
Il contredit les arguments de Carnéade dans son traité De re publica, où il soutient, à travers le personnage de Laelius, que la justice n'est pas une simple convention ou l'intérêt du plus fort, mais qu'elle est ancrée dans la nature humaine et la raison, tout comme les devoirs de l’homme bon et juste d’ailleurs.

Dans son ouvrage « Des devoirs » (De Officiis) où il manifeste une austérité toute stoïcienne mais en même temps un sain optimisme, il exprime l'idée que :

« Il faut, en effet, poser comme fondement que ce qui est vrai et simple est de beaucoup supérieur aux apparences trompeuses et artificieuses. » Cicéron, « Des devoirs ». Dans le même ouvrage, il établit l’honnêteté comme principal devoir de l’homme et établit un lien avec la poursuite de la vérité.

Cicéron était profondément préoccupé par les effets corrosifs du mensonge sur la société. Il comprenait que le mensonge érode la confiance et l'intégrité, qui sont essentielles au fonctionnement d'un gouvernement et c’est pourquoi il écrit : "Rien n'est plus nuisible à une république que le mensonge."

Rappelons-nous de cette injonction instructive dans notre traitement ultérieur de la désinformation et du mensonge en politique contemporaine.

Cicéron professe enfin une confiance dans la puissance de la conscience comme guide vers la vérité et la moralité. Il considérait la conscience comme une boussole interne qui devrait guider les actions d'une personne. Cette conception traduit un optimisme indéniable en matière morale et politique, contrairement à la vision platonicienne marquée par le scepticisme face à la capacité de l’homme commun à agir en fonction de la justice et de la vérité.

Cette posture illustre l'engagement de Cicéron envers l’honnêteté et la vérité en tant que valeurs fondamentales, à la fois dans la vie personnelle et dans l’arène publique.

En somme, il importe pour lui de tenir compte des deux faces de la vérité politique: la première, pratique, navigue à travers l'incertitude au moyen de la rhétorique et du jugement prudent sur le probable; la seconde tend vers l'idéal de justice défini par la loi naturelle et la raison. En ce sens, il s'agit d'une tentative originale d'articuler pragmatisme politique et idéalisme moral, d'où découle une position modérée qui aura une place significative dans la tradition occidentale du droit naturel et de la pensée républicaine, comme on le verra plus loin.

De Saint Augustin à Machiavel, en passant par Saint Thomas d'Aquin

La philosophie politique de Saint Augustin, telle qu'exposée dans son œuvre majeure, La Cité de Dieu, établit une distinction théologique et ontologique fondamentale pour la compréhension du pouvoir et de la vérité. L'essence de sa pensée repose sur la dualité entre la Cité de Dieu, régie par l'amour divin et la vérité transcendante, et la Cité Terrestre, caractérisée par la quête du pouvoir, les ambitions humaines et le péché originel. Dans cette perspective, la vérité ultime est perçue comme un attribut exclusivement divin, rendant ainsi la politique terrestre intrinsèquement incapable d'atteindre une justice et une vérité parfaites. La gouvernance humaine, bien que nécessaire pour maintenir l'ordre et la paix, ne peut que s'approcher imparfaitement des principes divins, soulignant ainsi une tension perpétuelle entre l'idéal théologique et les réalités pragmatiques du pouvoir.

 

 

La vérité politique selon Saint Thomas d'Aquin

La notion de "vérité politique" chez Thomas d'Aquin (1225-1274) ne se réfère pas à une simple correspondance entre un discours et des faits, mais à une vérité d'adéquation ontologique. Un ordre politique est jugé "vrai" dans la mesure où il est conforme à la nature humaine, telle que créée par Dieu, et ordonné à sa fin propre. Cette vérité se mesure à sa rationalité, à sa justice et à sa capacité à conduire la communauté humaine vers son plein accomplissement.

L'analyse de cette conception révèle un principe organisateur qui structure l'ensemble de la philosophie politique thomiste : la "vérité politique" est l'adaequatio, ou l'adéquation, de l'ordre politique concret (res) à la droite raison (recta ratio), laquelle saisit la nature de l'homme et sa finalité. Elle devient ainsi la mesure fondamentale de la légitimité de tout régime.

Au fondement de tout l'édifice se trouve une affirmation simple mais révolutionnaire pour son temps : « L'homme est par nature un animal politique et social ». En reprenant cette formule à Aristote, Thomas d'Aquin ancre la politique dans la nature même de l'être humain, telle que voulue par le Créateur.  La société n'est pas un artifice, une construction pour pallier une faiblesse, mais l'écosystème nécessaire à l'épanouissement humain. Cette nécessité est double. Elle est d'abord matérielle, car l'individu isolé est incapable de subvenir seul à la multiplicité de ses besoins. Mais plus profondément, elle est morale. La Cité (civitas) est le lieu de la « vie bonne », une vie menée selon la vertu, où l'homme peut pleinement réaliser son potentiel rationnel et moral.

Cette conception naturaliste du politique marque une rupture avec une certaine lecture de la tradition augustinienne, qui voyait l'État comme un simple remède au péché (remedium peccati). Pour Thomas, même dans un état d'innocence, les hommes auraient vécu en société et auraient eu besoin d'un gouvernement. La politique n'est donc pas un mal nécessaire, mais un bien naturel. Elle possède une dignité, une autonomie et une finalité qui lui sont propres, que la raison peut explorer. C'est le fameux adage thomiste : « la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne ». La politique a sa propre vérité, accessible à la raison, même si elle est ultimement éclairée et accomplie par la foi.

 

Le Bien Commun, étoile polaire du politique

 

Si la Cité est naturelle, quelle est sa finalité? La réponse de Thomas est sans équivoque : le bien commun (bonum commune). Ce concept est la clé de voûte de sa pensée politique. Le bien commun n'est pas la simple addition des intérêts privés des citoyens ; il est le bien du tout, un bien d'une nature supérieure, « plus divin » que le bien de l'individu, car la perfection de la partie se trouve dans son ordonnancement au tout.

Ce bien n'est pas principalement matériel. S'il inclut la paix et la sécurité, sa substance est avant tout morale : il s'agit de créer les conditions d'une « vie vertueuse » pour tous. La Cité a une mission pédagogique. C'est cette finalité qui justifie l'autorité : parce que les individus tendent naturellement vers une multitude de buts, une instance dirigeante est indispensable pour unifier la communauté et l'orienter vers cette fin unique et supérieure. Un dirigeant qui détournerait ce pouvoir à son profit personnel ne serait plus un gouvernant, mais un tyran.

La radicalité de cette primauté du bien commun se voit dans sa doctrine de la propriété. Si le droit de propriété privée est légitime pour des raisons d'efficacité, son usage doit rester subordonné à la destination universelle des biens. En cas d'extrême nécessité, le superflu du riche devient un dû pour le pauvre : « Dans la nécessité, tout est commun ». Toute possession est ainsi grevée d'une hypothèque sociale.

Pourtant, cette vision n'est pas totalitaire. L'homme, pour Thomas, n'est pas entièrement réductible à son statut de citoyen. Il est ordonné à une fin qui dépasse infiniment la Cité terrestre : la béatitude éternelle en Dieu. Parce que sa destinée ultime est transcendante, l'individu ne peut jamais être totalement absorbé par la communauté politique. Le bien commun de la Cité, si élevé soit-il, est lui-même un bien relatif, ordonné à un bien absolu. L'État ne peut donc jamais exiger un acte qui mettrait en péril le salut de l'âme. En bornant ainsi le politique par une finalité qui le dépasse, Thomas d'Aquin protège la dignité inaliénable de la personne et empêche la Cité de devenir une idole.

La vérité politique, cependant, n'est pas une simple déduction mathématique à partir de principes universels. La réalité est contingente, complexe, toujours singulière. Le passage des principes à l'action requiert donc une vertu intellectuelle et morale spécifique : la prudence (prudentia). Loin de la frilosité que le mot suggère aujourd'hui, la prudence thomiste est la « droite règle de l'action » (recta ratio agibilium), la sagesse pratique qui permet d'appliquer les principes universels aux cas particuliers.

 Elle intègre la mémoire du passé, l'intelligence du présent et la prévoyance de l'avenir. Elle est essentielle, par exemple, pour exercer l'équité (epieikeia), cette capacité à s'écarter de la lettre de la loi lorsque son application stricte irait à l'encontre de son esprit et du bien commun. La politique, pour Thomas, est moins une science qu'un art moral. La vérité d'un ordre politique ne réside pas seulement dans la justesse de ses lois, mais s'incarne dans l'acte concret et prudent du dirigeant qui discerne et réalise le bien commun ici et maintenant.

Bien que le cadre métaphysique et théologique de Thomas d'Aquin soit largement étranger à la pensée politique moderne, sa vision continue de poser des questions d'une grande pertinence. Peut-on fonder une politique durable sans une réflexion sur la nature humaine? La vie politique peut-elle être réduite à une simple gestion de procédures et d'intérêts divergents, sans viser un bien substantiel partagé? Une loi est-elle juste simplement parce qu'elle a été légalement promulguée, ou doit-elle répondre à des critères de justice objectifs? Quel est le rôle de la vertu morale et de la sagesse pratique dans l'art de gouverner?

 

Cette approche théologique de la politique et de la vérité en politique sera profondément remise en question lors de la Renaissance par l'avènement d'une pensée radicalement nouvelle. Niccolò Machiavel, figure emblématique de cette rupture, propose dans son traité Le Prince une vision du pouvoir délestée de toute considération morale ou religieuse. L'introduction de son concept de la « vérité effective » marque un tournant décisif, déplaçant l'attention de l'idéal de la vertu vers les méthodes concrètes et souvent impitoyables nécessaires pour acquérir et maintenir le pouvoir. Machiavel soutient que l'efficacité et la survie de l'État doivent prévaloir sur l'adhésion à des normes morales traditionnelles. Un dirigeant habile doit être prêt à manipuler et à dissimuler, non par vice, mais par nécessité politique. Cette approche pragmatique de la gouvernance représente une divergence significative par rapport à la tradition classique et augustinienne (et thomiste), posant les bases d'une pensée politique moderne centrée sur l'analyse de ce qui « est » plutôt que de ce qui « devrait être ». Suivre la "vérité effective de la chose" ou, selon ses propres termes, ” aller tout droit ” (andar drieto) à cette vérité, c'est, dans le discours comme dans l'action, se rapporter au réel et s'affranchir des leurres de l'imagination. Le vrai, c'est d'abord la reconnaissance du réel.

La vérité politique selon Machiavel: une rupture

Vérité politique au temps des Lumières: Rousseau et Kant

Jean-Jacques Rousseau, dans son œuvre Du Contrat Social, fonde la légitimité d'un gouvernement sur le concept de volonté générale. Loin d'être une simple agrégation des volontés individuelles, la volonté générale est la volonté collective qui vise le bien commun et sert de principe directeur pour l'élaboration des lois justes. Cette conception rousseauiste insiste sur la souveraineté populaire et l'implication des citoyens dans le processus de prise de décision, établissant ainsi une forme de légitimité politique qui découle d'un processus collectif de détermination de l'intérêt général. Bien que Rousseau n'aborde pas explicitement la notion de vérité en politique, sa conception soulève des questions complexes sur la manipulation potentielle de cette volonté générale.

En contraste avec cette approche collective, Emmanuel Kant propose une vision de la vérité en politique fondée sur l'impératif catégorique et l'impératif moral de la véracité. Kant expose sa théorie de l'impératif moral de la véracité principalement dans deux ouvrages : les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) et La métaphysique des mœurs, plus spécifiquement dans l'essai D'un prétendu droit de mentir par humanité (1797). C'est dans ces textes qu'il développe l'idée que la véracité est un devoir absolu, découlant de la loi morale universelle. Alors que la vérité est l'accord de la pensée avec la réalité objective, la véracité est le devoir de dire ce que l'on croit sincèrement être vrai. Chez Kant, la véracité est un devoir parfait, c'est-à-dire un principe qui ne souffre aucune exception. L'impératif catégorique exige d'agir uniquement selon une maxime que l'on pourrait vouloir comme loi universelle, ce qui implique que le mensonge est intrinsèquement mauvais, quelles qu'en soient les conséquences. Ainsi, dans la perspective kantienne, l'éthique politique doit être guidée par la vérité et par le respect de la capacité rationnelle de chaque individu. L'accent mis sur la raison et les principes universalistes suggère qu'un ordre politique juste doit être fondé sur la transparence et la reconnaissance de l'autonomie morale de tous.

Conclusion sur la période classique et les Lumières

Les auteurs classiques et des Lumières ont abordé la question de la vérité en politique avec une diversité de perspectives, reflétant leurs contextes historiques et leurs préoccupations philosophiques. Platon a vu la vérité comme le fondement de l'État idéal, tandis qu'Aristote a privilégié la justice et la sagesse pratique dans la conduite de la polis. Cicéron a souligné l'importance de la vertu et de la rhétorique au service de la vérité dans la gouverne politique. Saint Augustin a introduit une dimension théologique, distinguant la vérité divine des réalités terrestres. Saint Thomas d'Aquin a pensé la vérité comme l'adéquation de la chose et de l'intellect. Machiavel a marqué une rupture en se concentrant sur la "vérité effective" du réel politique. Rousseau a mis en avant la volonté générale comme expression de la vérité populaire. Kant, enfin, a insisté sur l'impératif moral absolu de la véracité.

Ces idées ont eu une influence durable sur la pensée politique occidentale. Elles continuent de façonner les débats contemporains sur la nature de la vérité, l'éthique et la gouvernance. La tension entre l'idéal de la vérité en politique et les réalités pragmatiques du pouvoir reste un défi constant. L'émergence de concepts tels que la "post-vérité" témoigne de la pertinence continue des questions soulevées par ces auteurs. Engager une réflexion approfondie sur leurs perspectives demeure essentiel pour comprendre les complexités et les enjeux persistants de la relation entre la vérité et la politique.