Les philosophes des 20e et 21e siècles
Cette page explore les perspectives des philosophes des 20e et 21e siècles. Découvrez comment leurs idées continuent d'approfondir notre compréhension de la vérité.
Michel Foucault et le dire-vrai
Michel Foucault reste une figure marquante de la philosophie française du XXᵉ siècle, reconnu pour ses analyses décapantes du pouvoir, du savoir et du sujet. Mais dans ses cours tardifs au Collège de France, une autre dimension de sa pensée prend le devant de la scène : le dire-vrai (truth-telling). Cette notion n’est pas une simple curiosité conceptuelle, mais l’un des points de cristallisation de sa réflexion éthique et politique. Elle signale un déplacement : au lieu de se concentrer exclusivement sur les mécanismes du pouvoir, Foucault en vient à s’intéresser au rapport du sujet à la vérité.
Dire vrai pourrait se traduire littéralement par to say the truth. Mais Foucault lui donne un sens bien plus riche que la simple exactitude des énoncés. Il ne s’agit pas seulement de vérifier des faits ou de relater une réalité objective : dire vrai engage le sujet dans une pratique, dans une posture éthique, et surtout dans un risque. Le dire-vrai n’est pas un geste neutre : c’est un acte où l’on s’expose, où l’on prend position, parfois au prix fort.
Pour saisir cette idée, Foucault s’appuie sur un héritage antique : celui de la parrhesia. Ce terme grec, qu’on pourrait traduire par « parler franchement » ou « tout dire », désigne l’art de parler avec une franchise radicale, au risque de déplaire. Plusieurs traits la caractérisent. La franchise d’abord : dire ce que l’on pense, sans détour ni rhétorique enjolivée. Le risque ensuite : car parler franchement peut susciter la colère, le scandale, voire entraîner des sanctions sociales ou politiques. Troisième trait : la critique, qui peut viser les opinions dominantes, les normes établies ou même soi-même. Quatrième dimension : le devoir moral, car le parrhésiastès ne parle pas par goût de la provocation, mais parce qu’il se sent obligé de dire vrai, coûte que coûte. Enfin, la véracité : il croit sincèrement à ce qu’il énonce, et ce courage implique d’accepter en retour la vérité, parfois blessante, qu’autrui lui renverra.
Cette parrhesia est au cœur des analyses foucaldiennes. Elle permet de distinguer le dire-vrai de la rhétorique : là où la rhétorique cherche à persuader, quitte à manipuler, la parrhesia vise la transparence, l’honnêteté nue, même si elle dérange. On comprend alors pourquoi Foucault fait de ce concept un prisme essentiel pour analyser l’histoire et la politique.
Dans L’Herméneutique du sujet, Foucault montre comment le dire-vrai était lié dans l’Antiquité à la pratique du « souci de soi » (epimeleia heautou). La vérité ne s’obtenait pas seulement par des démonstrations intellectuelles, mais par des exercices concrets de transformation de soi : méditations, abstinence, réflexions sur la mort, analyse des rêves, carnets personnels (hupomnêmata), examen de conscience. La relation maître-disciple jouait aussi un rôle central : c’est souvent dans ce cadre que la parrhesia s’exerçait, le maître aidant l’élève à se découvrir lui-même par une parole franche et parfois brutale. Dans ce contexte, dire vrai, ce n’est pas « accumuler des vérités », mais entrer dans un processus de formation de soi, où la vérité est une expérience vécue et partagée.
Dans Le Courage de la vérité, son dernier cours, Foucault pousse cette idée encore plus loin. Il insiste sur la dimension politique du dire-vrai. Car dire vrai devant le pouvoir est toujours un acte risqué : cela suppose un courage qui n’est pas seulement intellectuel, mais existentiel. L’audace politique, l’ironie socratique, le cynisme radical des philosophes qui défiaient les normes sociales par leur mode de vie : toutes ces figures incarnent, à des degrés différents, le courage du dire-vrai. Mais ce courage ne concerne pas seulement celui qui parle. Il engage aussi celui qui écoute : accepter une vérité qui bouscule, qui dérange, qui fait mal, demande également de la bravoure.
La réflexion de Foucault sur le dire-vrai s’inscrit dans son cadre plus large du pouvoir/savoir. La vérité n’est jamais extérieure au pouvoir : elle en est toujours prise dans les dynamiques. Les régimes de vérité, c’est-à-dire les systèmes qui définissent ce qui compte comme vrai dans une société donnée, sont eux-mêmes des effets de pouvoir. Mais, paradoxalement, le dire-vrai peut aussi servir de résistance, de subversion : en osant dire ce qui dérange, on fissure le discours dominant, on déstabilise l’ordre établi.
C’est pourquoi la vérité, chez Foucault, n’est pas réductible à une correspondance objective avec la réalité. Elle est relationnelle et performative : elle se manifeste dans l’acte de parler vrai, dans le rapport entre un sujet et un auditoire, dans une situation concrète. Elle peut conforter l’ordre existant, mais elle peut aussi le contester. Elle n’est pas donnée une fois pour toutes : elle se fabrique, s’articule et se valide dans des contextes sociaux et politiques précis.
Le dire-vrai est aussi, et peut-être surtout, un travail sur le sujet. Dire vrai, c’est se constituer soi-même comme sujet éthique. Les pratiques d’examen de soi, d’aveu, d’auto-divulgation ne révèlent pas simplement une identité préexistante : elles contribuent à la former. Dire vrai, c’est devenir un certain type de sujet.
Cette perspective amène Foucault à comparer le dire-vrai avec la confession chrétienne. Les deux impliquent une énonciation de la vérité, mais dans des cadres très différents. La parrhesia est critique, risquée, orientée vers le bien commun et l’autonomie. La confession, au contraire, s’inscrit dans un régime de péché et de repentance : elle vise l’absolution, non la contestation. Si toutes deux produisent une subjectivité, elles incarnent deux logiques distinctes de la vérité.
Au-delà de ses analyses historiques, l’apport de Foucault prend une dimension brûlante dans nos débats contemporains. Nous vivons dans une époque décrite comme « post-vérité », où les faits semblent perdre de leur poids au profit des croyances et des opinions. Dans ce contexte, la réflexion foucaldienne nous rappelle que dire vrai n’a jamais été simple, ni neutre. C’est toujours une épreuve de courage, une confrontation avec le pouvoir, un risque assumé. C’est aussi une responsabilité éthique, notamment pour l’intellectuel, le critique, ou le citoyen qui choisit de ne pas se taire.
En définitive, le dire-vrai chez Foucault est bien plus qu’un concept philosophique : c’est une pratique, une éthique, un art de vivre. C’est une manière de se tenir debout face au monde, de s’exposer et de se transformer. En faire l’expérience, c’est comprendre que la vérité n’est pas seulement une donnée, mais une aventure : une aventure risquée, exigeante, mais indispensable à toute liberté.

Maurice Blondel et la pensée moderne sur la vérité en action
Découvrez l'influence de Maurice Blondel et comment sa philosophie continue d'inspirer et de provoquer la réflexion.
Maurice Blondel opère une révolution par rapport à la définition classique de la vérité comme adaequatio rei et intellectus (l'adéquation de l'intellect à la chose). Pour lui, une connaissance purement intellectuelle de la réalité est partielle et insuffisante pour nous orienter. La véritable connaissance se trouve dans l'action. La vérité devient adaequatio mentis et vitae — l'adéquation de l'esprit à la totalité de la vie. Il ne s'agit pas d'une correspondance statique, mais d'une cohérence dynamique et vécue qui doit être constamment réalisée et vérifiée.
Chaque action est donc un « acte de foi ». En agissant, nous engageons tout notre être dans une certaine vision de la réalité avant d'en avoir la preuve théorique complète. La vérité de cette vision est ensuite jugée par ses conséquences pratiques, par sa capacité à conduire à une vie plus pleine et cohérente ou, au contraire, à la contradiction et à la dissolution.
La pensée de Maurice Blondel sur la vérité en politique, telle qu'elle se dessine dans son œuvre, se concentre sur une approche dynamique et éthique.
Blondel rejette les conceptions de la vérité politique basées sur des modèles abstraits ou sur un simple pragmatisme. Il soutient que la vérité ne peut être trouvée dans un système idéologique rigide ni dans des actions qui ne visent que l'efficacité sans prendre en compte les principes moraux. Pour lui, la vérité en politique n'est pas un concept théorique, mais un processus continu de validation par l'action.
Si la pensée de Maurice Blondel (1861-1949) n'a pas donné lieu à une doctrine politique systématique, sa philosophie de l'action offre une grille de lecture éminemment pertinente pour penser la vérité en politique. Loin de la réduire à une simple adéquation cognitive avec des faits ou à une conformité à un modèle idéal, Blondel ancre la vérité politique dans l'épaisseur de l'existence et la dynamique de l'action. Il s'agit moins d'une vérité à contempler que d'une vérité à réaliser, qui se découvre dans l'effort constant pour ajuster les actes collectifs aux exigences éthiques de la justice et du bien commun.
De la critique de l'intellectualisme à la dynamique de l'Action
La pensée blondélienne s'élève contre deux écueils majeurs : l'intellectualisme politique et le pragmatisme cynique. D'une part, elle récuse les approches qui réduisent la politique à une science abstraite et ses acteurs à de simples exécutants d'une idéologie préétablie. Une telle approche échoue à saisir le rôle crucial de la liberté humaine, de l'engagement moral et du mystère de la conscience dans la vie de la cité. D'autre part, elle dénonce un pragmatisme politique qui, en ne se souciant que de l'efficacité et de la conservation du pouvoir, se détache de toute finalité morale. La vérité politique ne peut résider dans un réalisme qui se fonde sur le désengagement des fins au profit des moyens.
C'est en transposant sa propre dialectique de l'action, formulée dans son œuvre fondatrice, que Blondel nous invite à comprendre la vérité politique. De même que l'individu est mu par une tension entre ce qu'il désire profondément (la « volonté voulante ») et ce qu'il réalise concrètement (la « volonté voulue »), la communauté politique est en quête d'une harmonisation entre ses aspirations profondes et ses réalisations effectives. La vérité politique est précisément le fruit de cet ajustement perpétuel. Elle n'est pas un état de fait, mais un processus de validation par l'action.
Le Bien Commun comme horizon de vérité
Le principal critère de vérité pour l'action politique est le bien commun. Ce concept, loin d'être une simple agrégation d'intérêts particuliers, est perçu comme une réalité organique et vivante qui suppose l'épanouissement de chaque personne. Une politique est d'autant plus "vraie" qu'elle favorise une justice sociale qui ne soit pas seulement distributive, mais qui permette à chacun d'agir et de participer pleinement à la vie de la cité. Par conséquent, toute politique qui génère l'exclusion, l'injustice ou la dégradation de la dignité humaine se révèle être une imposture, une négation de la vérité.
Cette exigence de vérité ne pèse pas uniquement sur les gouvernants, mais sur chaque citoyen. Pour Blondel, la participation civique et la formation des consciences sont des impératifs philosophiques. C'est dans le dialogue et la délibération que se forge une conscience collective, capable de discerner ce qui est juste et de s'engager en conséquence.
L'Action en politique : une ouverture vers la transcendance
Enfin, l'action politique, chez Blondel, possède une dimension d'ouverture. En tant qu'action humaine, elle ne peut se soustraire à l'aspiration à l'absolu qui est au cœur de l'être. La vérité politique, bien qu'ancrée dans l'immanence de la vie de la cité, est orientée par des valeurs qui la transcendent. C'est en s'efforçant d'incarner ces valeurs universelles – telles que la justice, la liberté et la dignité – que la politique échappe à son propre enfermement et s'ouvre à une finalité qui la dépasse. La vérité politique n'est donc pas une finalité en soi, mais le chemin vers une réalisation plus complète de l'humain.
La philosophie de Blondel nous offre une perspective originale sur la vérité en politique. Elle nous invite à la considérer non pas comme une connaissance théorique à acquérir, mais comme une exigence éthique et pratique à incarner dans l'action collective. C'est une vérité qui se démontre moins par des arguments que par ses effets sur la vie humaine, sa capacité à engendrer la justice et à concourir au bien de tous.
Vérité politique chez Jürgen Moltmann
Les grandes questions de la philosophie sur la vérité sont toujours actuelles. Explorez avec nous comment ces concepts se manifestent dans le monde contemporain.
Jürgen Moltmann (1926-2024), figure théologique incontournable du XXe et du début du XXIe siècle, est largement reconnu comme l'un des principaux architectes de la "théologie politique" et le père fondateur de la "théologie de l'espérance". Son œuvre a profondément marqué le paysage théologique contemporain, influençant des courants aussi divers que la théologie de la libération, la théologie écologique et le dialogue œcuménique. Au sein de sa vaste production, l'ouvrage
Ethik der Hoffnung (2010), traduit en anglais sous le titre Ethics of Hope (2012), occupe une place particulière. Il représente l'aboutissement longuement mûri et attendu de près d'un demi-siècle de réflexion, se présentant comme le pendant éthique de son livre séminal, Théologie de l'espérance, publié en 1964.
La thèse centrale qui traverse l'ensemble de l'ouvrage est que l'espérance chrétienne, loin d'être une vertu passive, une attente résignée ou une fuite consolatrice hors du monde, constitue le moteur fondamental et la source d'énergie de toute action éthique authentique. Moltmann formule ce principe de manière lapidaire : "Nous devenons actifs pour autant que nous espérions" ("We become active in so far as we hope"). L'éthique qui découle de cette prémisse n'est pas un code de conduite statique, mais une "éthique d'anticipation" ("anticipation-ethics"). Elle consiste en un engagement concret et transformateur dans le présent, un engagement qui est entièrement éclairé, motivé et façonné par la promesse de l'avenir de Dieu. Cette éthique est une réponse directe aux crises globales qui définissent notre époque, que Moltmann identifie comme "la vie en danger, la terre menacée, et le manque de justice et de droiture" ("endangered life, the threatened earth, and the lack of justice and righteousness"). L'ouvrage ne se veut donc pas un traité de principes et de vérités intemporels, mais une intervention théologique urgente, une forme de "prévention des crises" visant à équiper les chrétiens pour l'action dans un monde périlleux.
Dans son Éthique de l'espérance (Ethics of Hope), Jürgen Moltmann opère une refondation de la praxis chrétienne, non pas comme l'application d'un code moral intemporel, mais comme une pratique de résistance et d'anticipation dont l'énergie provient de l'espérance en l'avenir promis par Dieu.
Dans cette perspective, la vérité n'est pas une donnée statique, mais une réalité dynamique qui est menacée chaque fois que l'espérance qui la porte est mise à mal.


Jean-François Lyotard et l'éclatement de la vérité dans un contexte post-moderne
Voici quelques réflexions de Jean-François Lyotard sur la vérité politique dans le monde postmoderne, telles qu'exposées dans son ouvrage majeur, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir (1979).
L'idée centrale de Lyotard est que la postmodernité se définit par une "l'incrédulité à l'égard des métarécits". Cette thèse est le point de départ de toute sa réflexion sur la vérité, notamment en politique.
Pour Lyotard, les sociétés modernes, depuis les Lumières, ont fondé leur légitimité et leur vision du politique sur des "grands récits" ou "métarécits". Ce sont de vastes narrations qui prétendent expliquer l'ensemble de l'histoire et de l'expérience humaine, et qui promettent une forme d'émancipation universelle.
Les deux principaux métarécits politiques que Lyotard identifie sont :
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Le récit des Lumières : C'est le récit de l'émancipation de l'humanité par la raison et le savoir. Il promet le progrès, la liberté et la justice pour tous, aboutissant à une société juste et rationnelle. La vérité politique est ici fondée sur la raison universelle.
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Le récit marxiste : C'est le récit de l'émancipation du prolétariat par la lutte des classes. Il promet la libération de l'aliénation par la révolution et l'avènement d'une société sans classes. La vérité est du côté du prolétariat et du sens de l'histoire.
Selon Lyotard, ces grands récits ont perdu leur crédibilité au cours du XXe siècle. Des événements comme les guerres mondiales, le totalitarisme (Auschwitz) et le développement technologique ont sapé la foi en un progrès linéaire et en une émancipation universelle. Personne ne peut plus croire de manière crédible à une seule grande histoire qui donnerait un sens unifié et une vérité unique à la politique.
L'éclatement de la vérité en "Jeux de langage"
Avec l'effondrement des métarécits, la notion d'une vérité politique unique et universelle s'effondre également. Il n'existe plus de critère suprême (comme la Raison ou l'Histoire) pour juger de ce qui est vrai ou juste pour tout le monde.
À la place, Lyotard propose que la réalité sociale est constituée d'une multitude de "jeux de langage" (un concept emprunté à Wittgenstein). Chaque jeu de langage (la science, l'art, la politique, la religion, etc.) a ses propres règles, ses propres critères de ce qui est considéré comme un "bon" énoncé ou une "vérité".
Ce qui est considéré comme "vrai" ou "juste" dans un jeu de langage n'est pas nécessairement transposable à un autre. Tenter d'imposer les règles d'un jeu (par exemple, celui de la science) à un autre (celui de la politique) est une forme de "terreur".
La Légitimation par la "Paralogie" et le consensus local
Dans ce monde sans vérité universelle, comment la politique peut-elle encore être légitime ? Lyotard rejette la recherche d'un consensus universel, qu'il juge impossible et potentiellement totalitaire.
Il propose une légitimation par le dissensus et la paralogie.
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Le consensus local : La légitimité ne peut être trouvée que dans des accords temporaires, partiels et locaux, au sein de communautés spécifiques. Une décision politique n'est pas "vraie" dans l'absolu, mais elle est jugée légitime parce qu'un groupe s'est mis d'accord sur ses règles à un moment donné.
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La paralogie : Plutôt que de chercher la performance ou l'efficacité (logique du système capitaliste), le savoir et la politique postmodernes devraient valoriser l'inattendu, l'instable, le "coup" qui change les règles du jeu. La paralogie consiste à introduire de nouveaux récits, de nouvelles règles, pour déstabiliser les consensus établis et ouvrir de nouvelles possibilités.
En résumé, pour Lyotard, la politique postmoderne n'est plus la quête d'une société idéale fondée sur une vérité universelle. Elle devient une série de "petits récits" locaux et pragmatiques, où la justice consiste à respecter la diversité des jeux de langage et à lutter contre la prétention de l'un d'eux à dominer tous les autres. La vérité politique devient plurielle, contextuelle et constamment sujette à la discussion et à la renégociation.