
La désinformation selon McIntyre
Lee McIntyre, philosophe et chercheur américain, s’est beaucoup intéressé à la désinformation et au phénomène de post-vérité dans le contexte de la société américaine. C’est en exposant ses travaux et ses principales conclusions que nous allons aborder cette réalité qui menace les sociétés démocratiques dans plusieurs pays aujourd’hui. D’abord, ses recherches ont en effet une portée beaucoup plus large que celle du contexte états-unien puisqu’elles s’intéressent aux mécanismes fondamentaux du phénomène à l’étude.
De plus, en tant que chercheur engagé, McIntyre ne s’est pas contenté de faire l’inventaire et d’expliquer la désinformation et la post-vérité en déstructurant les mécanismes qui les sous-tendent. En fait, ses principaux ouvrages sont de véritables manuels d’action citoyenne qui appellent les gens à agir pour préserver leur capacité à appréhender le réel et à prendre des décisions éclairées, fondements mêmes de la démocratie. Mais son engagement ne contredit en rien le caractère méticuleux de son analyse, par ailleurs rigoureuse philosophiquement et scientifiquement.
Au point de départ de son argumentation, McIntyre met en lumière une distinction fondamentale entre désinformation et mésinformation, nuance que nous allons conserver tout au long de ce travail. La mésinformation réfère à la diffusion d’informations fausses mais partagées sans intention malveillante, souvent par inadvertance ou par crédulité. Par contre, la désinformation implique une manoeuvre délibérée de tromper, de manipuler ou de nuire.
Cette distinction est importante car elle implique des stratégies distinctes pour contrer ces deux sources de faussetés ou d’inexactitudes. Pour combattre la désinformation, il ne s’agit pas uniquement de rectifier des erreurs par des moyens de prévention ou de correction, mais en plus il importe de déjouer des manoeuvres délibérées.
D’où une panoplie très vaste de mesures qui touchent plusieurs aspects du système politique et de l’architecture informationnelle. Il ne s’agit pas uniquement de rectifier les faits, mais de faire en sorte que la vérité soit remise au centre du débat public par une série de moyens institutionnels et participatifs qui permettent de combattre le fléau en s’attaquant à ses racines mêmes. Nous allons garder à l’esprit cette distinction fondamentale quand viendra le temps de dégager des pistes de solution pour contrer la post-vérité, la désinformatione et promouvoir la norme de vérité en démocratie.
Notre auteur nous rappelle aussi que la désinformation n’est pas quelque chose de nouveau. Il rappelle dans son livre Post-Truth que l’exemple typique de tels stratagèmes remonte aux années 1950 alors que l’industrie du tabac met en oeuvre une campagne de déni stratégique à l’endroit des autorités scientifiques qui liaient pour la première fois le tabagisme au cancer du poumon. Les stratégies des compagnies de tabac sont alors très sophistiquées et comprennent une série de mesures visant à semer le doute dans l’opinion publique et à contester les conclusions de la science elle-même. Elles incluaient le financement de recherches biaisées, la promotion de "faux experts" pour créer l'illusion d'une controverse scientifique persistante, et un lobbying intense pour discréditer les études défavorables.
McIntyre note avec perspicacité que ces mêmes méthodes ont ensuite été reprises plus récemment par d'autres groupes d'intérêts, notamment l'industrie des énergies fossiles pour s'opposer aux preuves du changement climatique. Les domaines d’application changent mais ce sont toujours les mêmes méthodes de base qui servent à discréditer le savoir scientifique et à créer de la confusion parmi la population.
La désinformation, dans cette optique, n'est pas simplement une nuisance informationnelle ; elle est une arme délibérément forgée et utilisée pour manipuler l'opinion publique, exacerber les divisions et, selon les termes de McIntyre, rendre l'Amérique "ingouvernable".
Cette analyse suggère que la désinformation va beaucoup plus loin que la seule accumulation de fausses nouvelles dans un environnement donné. Il s’agit plutôt d’une véritable pathologie touchant les régimes démocratiques, pathologie dont les principaux symptômes sont l’érosion progressive des mécanismes de recherche de la vérité, de la confiance dans les institutions incluant les médias, la science et les gouvernements et du consensus factuel nécessaire au débat public.

L'écosystème numérique
Pour mieux comprendre la désinformation et la post-vérité, il est important de déconstruire l’écosystème complexe dans lequel elles s’insèrent. Cet écosystème comprend trois groupes d’acteurs.
On retrouve d'abord les créateurs, individus ou groupes qui conçoivent et orchestrent les campagnes de désinformation, motivés par des objectifs politiques, économiques ou idéologiques. McIntyre insiste sur le fait que ces mensonges sont conçus pour servir les intérêts des créateurs, et non de ceux qui y croient.
Ensuite, il y a les amplificateurs, qui sont les canaux et entités assurant la diffusion massive de la désinformation. Les plateformes de médias sociaux y jouent un rôle prépondérant en raison de la manière dont leurs algorithmes sont conçus, pouvant même être « amorcés » pour propager de fausses informations sans intervention humaine malveillante directe. Les médias traditionnels peuvent également contribuer à cette amplification, parfois involontairement, nous dit McIntyre.
Enfin, il y a les personnes qui absorbent et intègrent la désinformation dans leur système de croyances. Leur adhésion s'explique souvent par la résonance de ces récits avec leurs identités, émotions et valeurs préexistantes, ainsi qu'avec les croyances de leurs communautés d'appartenance. L’auteur va jusqu'à les considérer, dans certains cas, comme les "victimes" de ces manipulations.
En bref, McIntyre décrit un processus où des acteurs intentionnels créent des informations fausses, qui sont ensuite massivement diffusées par des plateformes et parfois des médias traditionnels, et finalement adoptées par des individus dont les prédispositions cognitives et sociales les rendent plus susceptibles d'y croire.
McIntyre souligne que nos propres mécanismes mentaux, nos biais cognitifs intrinsèques, nous rendent vulnérables à la post-vérité. Ces biais nous poussent souvent à tirer des conclusions qui sont le fruit d'un raisonnement illogique et subjectif, tout en étant influencés par des facteurs émotionnels. Il explore plusieurs de ces biais :
- La dissonance cognitive nous incite à rejeter les nouvelles informations qui contredisent nos croyances établies, surtout si notre entourage partage ces mêmes idées.
- La conformité sociale nous pousse à adopter les croyances et les comportements des groupes auxquels nous appartenons ou auxquels nous aspirons de se joindre.
- Le biais de confirmation est notre tendance à rechercher, interpréter, favoriser et mémoriser les informations qui confirment ou soutiennent nos valeurs ou croyances préexistantes, tout en ignorant ou en minimisant les informations contradictoires.
- Le raisonnement motivé décrit comment nos motivations, désirs et peurs influencent inconsciemment nos processus cognitifs, orientant nos jugements et nos conclusions de manière à conforter nos opinions préconçues.
- L'effet retour (backfire effect) montre que la présentation de preuves réfutant une croyance profondément ancrée peut paradoxalement renforcer cette croyance au lieu de la corriger.
- L'effet Dunning-Kruger est la tendance des individus peu compétents dans un domaine à surestimer leur propre compétence et à être incapables de reconnaître leur incompétence, ce qui peut les amener à rejeter l'avis d'experts plus informés.
L'ensemble de ces biais cognitifs peut sérieusement entraver notre capacité à penser clairement et objectivement, et même nous empêcher de prendre conscience de nos propres faiblesses cognitives.
Concernant l'évolution du paysage médiatique, McIntyre note que les transformations profondes qu'il a connues ont créé un environnement propice à la post-vérité.
Le déclin des médias traditionnels, autrefois sources d'information faisant autorité et largement partagées, a joué un rôle prépondérant. Leur perte d'influence et de confiance du public a pu être exacerbée par une focalisation sur l'audience et le profit, menant bien souvent à une forme de sensationalisme de l'information et à une priorisation donnée à la controverse au détriment de la recherche rigoureuse de la vérité.
Comme nous le verrons maintenant, l'essor puissant des médias sociaux a radicalement changé la manière dont l'information est produite, diffusée et consommée. Ces plateformes ont souvent pour effet de brouiller les frontières entre l'information factuelle vérifiée et l'opinion personnelle non étayée. Elles ont favorisé la création de "silos d'information" ou de "chambres d'écho", où les individus sont principalement exposés à des contenus qui renforcent leurs croyances existantes. De plus, l'absence fréquente de contrôle éditorial rigoureux sur ces plateformes facilite la propagation rapide et à grande échelle de la désinformation.
Nous allons maintenant nous attarder aux caractéristiques économiques et technologiques de cet écosystème d’amplification qui contribue notablement, selon plusieurs auteurs, à la désinformation et à la post-vérité.

Une logique économique implacable
De nombreux esprits brillants – penseurs, chercheurs, philosophes, journalistes et autres experts des technologies de l'information – se sont penchés avec une attention particulière sur les défis et les préoccupations inhérents à l'ère numérique. Leurs explorations ont mis en lumière une réalité souvent déconcertante : bon nombre des effets de ce nouvel écosystème informationnel se révèlent, contrairement aux espoirs initiaux, préjudiciables, ou du moins peu bénéfiques, au bon fonctionnement de la démocratie.
D'abord, plusieurs pensaient que l'Internet et les éléments qui y sont associés pourraient avoir un impact favorable sur la participation citoyenne et le fonctionnement démocratique étant donné que ces technologies offraient, en théorie du moins, des potentialités inédites en termes de communication et d’accès à l’information.
Comme nous venons de le mentionner, plusieurs chercheurs ont depuis identifié certains effets négatifs de l'ère numérique sur la démocratie, et nous retrouvons parmi cet effort de recherche des éléments de convergence que nous tenterons de résumer ici, dans cette section. Leurs perspectives, bien que diverses, pointent vers un certain nombre de points névralgiques.
Parmi les auteurs-clés que nous voudrions citer dès le départ, il y a l’apport de Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School, figure centrale de la critique contemporaine de l'économie numérique. Dans son œuvre majeure, The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, publiée en 2019, elle propose une analyse systémique des logiques économiques et des rapports de pouvoir qui sous-tendent le modèle d’affaires des géants du numérique. C’est la première dimension que nous souhaiterions traiter.
Le modèle décrit par Zuboff repose sur le concept de surplus comportemental. On peut le définir comme étant l’ensemble des données générées par nos activités en ligne qui vont au-delà de ce qui est nécessaire pour fournir le service. En fait, il s’agit des pratiques commerciales cachées d’extraction, de prédiction et de vente qui reposent sur la matière première gratuite que constitue l’expérience humaine partagée sur les réseaux numériques par les utilisateurs.
Alors que nous abordons ces moyens de communication sociale avec le sentiment que nous sommes pleinement conscients des rouages de leur fonctionnement, ces mécanismes que Zuboff qualifie de nouveau pouvoir ne se contentent pas de surveiller; ils visent à façonner et modifier le comportement humain à des fins commerciales sans que les utilisateurs en aient pleinement conscience.
Pour cette chercheure, ce système, particulièrement dans ses dérives les plus spectaculaires, comme par exemple le scandale Cambridge Analytica, a aussi la capacité de manipuler l’opinion publique et les processus électoraux. D’où l’effet délétère sur la confiance des citoyens envers le système démocratique et sa gouvernance lorsque de telles opérations sont menées par des forces clandestines ou éclatent au grand jour.
Zuboff note enfin que cette nouvelle tendance prise par le capitalisme n’est pas une fatalité technologique mais plutôt une logique économique spécifique qui peut et devrait être combattue par des lois et des régulations qui visent à la subordonner à des contrôles démocratiques efficaces. Nous y reviendrons plus loin dans une publication ultérieure.

Une perspective chrétienne
L'application des principes éthiques chrétiens à la vie politique met en lumière la centralité de la vérité. Servir la vérité dans la sphère publique ne peut se faire que par une construction patiente et quotidienne, à travers des actions authentiques. Cette approche souligne qu'une éthique cohérente est essentielle pour préserver la vérité en politique, rappelant que celle-ci ne se limite pas aux mots, mais s'exprime également dans les actes. Aucun chrétien ne peut rester insensible tant qu'un seul de ses frères subit injustice, oppression ou dégradation. Cela implique la responsabilité de défendre les marginalisés et de tenir tête aux puissants en proclamant la valeur de vérité.
La culture judéo-chrétienne accorde une place primordiale à la vérité. Saint Augustin dénonçait catégoriquement le mensonge, évoquant l'incompatibilité entre cette tradition et toute forme de tromperie politique. L'évaluation des programmes politiques à la lumière des principes bibliques de vérité et d'intégrité met souvent en évidence des insuffisances.
La malhonnêteté et la tromperie sont fermement condamnées dans l'éthique chrétienne. L'Épître aux Éphésiens exhorte les croyants à rejeter le mensonge et à se parler dans un esprit de vérité. La Bible désigne Satan comme le "père du mensonge", illustrant ainsi la gravité de toute forme de tromperie. Pour les chrétiens engagés politiquement, un dilemme éthique peut surgir entre la recherche de la vérité et les compromis politiques. D'où l'importance de la décision basée sur la conscience et la théorie du moindre mal comme points de repères pour guider la décision politique ou électorale dans une perspective chrétienne. Nous y reviendrons plus loin.
Nous sommes d’avis que la foi chrétienne, en particulier dans sa dimension morale et éthique, offre un éclairage pertinent sur les débats concernant la vérité et la post-vérité en politique et en démocratie, et mérite d'être considérée en tant que clé d'interprétation. Les idées des théologiens Johann Baptist Metz et Kenneth R. Himes seront évoquées à l'occasion pour enrichir notre réflexion. Ces auteurs affirment que la foi chrétienne implique un engagement dans la sphère politique qui est un domaine essentiel où se jouent la poursuite de la justice, de la paix et du bien commun dans une perpective où la vérité en politique est un fondement d’une société en quête de justice et non pas d’abord une notion abstraite ou une doctrine [1] ; elle a des implications morales et éthiques déterminantes pour la recherche de la justice sociale, de la paix et de la dignité humaine.
Note
[1] C’est pourquoi nous préférons utiliser l’appellation enseignement social de l’Église plutôt que le terme doctrine sociale. La première terminologie fait référence à un enseignement ouvert et dynamique qui évolue avec les enjeux sociaux et politiques de son temps plutôt qu’à une doctrine où tout serait fixé à l’avance et immuable.